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DOSSIER : Comment le rap belge a tout explosé ?

Il y a dix ans, peu étaient ceux qui pouvaient citer dix rappeurs belges sans s’aider d’Internet. C’est aujourd’hui une formalité pour n’importe quel amateur de rap, et cela démontre bien quelque chose : la scène rap belge a, depuis quelques années, littéralement tout explosé. Les raisons derrière ce succès sont multiples et parfois insoupçonnées, il est temps de les mettre en lumière.

 

Début 1990, le légendaire groupe Benny B sort Vous êtes fous !, un OVNI musical aux sonorités techno qui n’est pas sans rappeler la scène hip hop américaine du début des années 1980. Ce single est un véritable succès, disque d’or en France et en Belgique, et permet aux trois MCs du groupe d’acquérir une certaine notoriété. Pourtant, le rap belge n’était pas encore prêt à exploser. Les années 1990 voient l’émergence du rap français qui entre dans son « âge d’or ». La scène francophone est cadenassée par des poids lourds français. Le rap belge reste à la traine donc, malgré l’excellent Une ball dans la tête du collectif De Puta Madre, premier album rap belge produit en indépendant et qui rencontre un beau succès d’estime. Inventif et détonant, ce projet ne permet toutefois pas à la Belgique de s’affirmer sur la scène francophone. Cet album était pourtant déjà caractéristique du hip hop belge. Les membres de De Puta Madre ne voulaient pas se prendre au sérieux, et on retrouve encore cela dans la scène belge actuelle. Ozhora Miyagi, un poids lourd de la production belge, confirme que « dans le rap belge […] on s’entend tous bien, y a pas de prise de tête ». Pas de prise de tête, voilà le mot d’ordre du hip hop en Belgique. Et c’était déjà le cas en 1995.

Dans les années 2000, le rap belge amorce sa première mue. Des groupes bruxellois font parler d’eux en proposant un rap nouveau, complètement débarrassé des influences funk et electro de leurs ainés. La nouvelle scène belge a été bercée par le rap, et ça se ressent. Des projets de grande qualité émergent à l’image de Guerriers du groupe Alter Ego (2005) ou d’Umoja du groupe Ultimate Team (2004). Pourtant, si la musicalité des albums évolue, que les thèmes abordés se diversifient et que les structures de production se professionnalisent, le succès commercial n’est toujours pas au rendez-vous. Des pionniers du rap belge underground émergent à cette époque. James Deano rencontre un certain succès commercial en 2007 avec Les blancs ne savent pas danser. Très pop et léger (voire même humoristique), ce single est bien loin de ce à quoi ressemblait le paysage hip hop belge du milieu des années 2000. « Il y avait plein de talent […] par contre il n’y avait pas de structures. Je pense qu’il y a une mentalité très sauvage à Bruxelles, très dure » confie Scylla. Bien loin donc de l’image renvoyée par le hit de James Deano, qui n’a d’ailleurs pas rencontré le même succès avec son album Le Fils du commissaire (2008) qui contenait pourtant un featuring avec Diam’s.

 

De BX Vibes à Racine carrée

À la fin des années 2000, un rappeur déjà bien connu en Belgique va prendre une toute nouvelle ampleur. Avec son EP Immersion, le bruxellois Scylla devient l’un des premiers rappeurs belges à attirer les yeux de la France. Submergé de propositions de diverses maisons de disques qui voulaient faire de lui « le nouveau Sinik », il décide d’écrire BX Vibes en réponse. Hors de question pour lui de n’être qu’une copie. Pari gagnant, le clip du remix de BX Vibes sur lequel sont invités 9 autres rappeurs bruxellois « a eu un impact que je n’imaginais même pas être possible » se remémore-t-il. Un gros coup, notamment d’estime, qui pour la première fois a donné au rap belge des lettres d’or qu’il méritait amplement. Ce succès qui a poussé Scylla à collaborer avec de plus en plus de rappeurs français et a fait de lui le premier réel leader du rap belge est dû – au moins en partie – à Internet. « Bien sûr qu’Internet a joué un rôle, mais dans la scène musicale de manière générale » acquiesce-t-il. « Avant l’arrivée d’Internet il y avait déjà eu des essais pas concluants, parce que le public ne suivait pas » confirme Ozhora Miyagi. « Ça permet de te faire connaitre par tes propres moyens, t’es pas obligé d’être signé pour mettre clip en ligne » ajoute Rizno, membre du groupe belge Les Alchimistes. Propulsée par YouTube et les réseaux sociaux émergents, la nouvelle scène hip hop belge a les dents longues. Il ne lui manque alors que le succès commercial.

 

Un personnage proche de la scène rap en Belgique a pourtant rencontré ce succès. Son style, absolument unique, entre électro et rap, va lui permettre d’acquérir un statut que seul Jacques Brel a pu atteindre 40 ans auparavant. Paul Van Haver, a.k.a. Stromae, « a tout explosé » se rappelle Scylla. Triple platine en Belgique et disque d’or en France pour son premier album Cheese (2010), voilà un début prometteur. Mais ce n’est rien face à Racine carrée, son deuxième album sorti en 2013, qui comptabilise plus de deux millions de ventes en France (quatre fois disque de diamant !) et qui est certifié 12 fois platine en Belgique. Des chiffres astronomiques qui ont fait de Stromae une superstar de la chanson francophone. Invité sur tous les plateaux, il s’exporte à l’international, remplit des salles mythiques, du Madison Square Garden au Stade de France en passant par le Rwanda d’où est originaire son père. Pourtant, et si le génie musical de Stromae n’est plus à démontrer, il se rapproche certes de la scène hip hop mais ne peut pas être qualifié de rappeur. Le limiter au seul rap serait très réducteur tant il a exploré tous les aspects de la musicalité pour ses albums. Pourtant, Stromae a eu l’effet d’une lueur d’espoir pour les rappeurs belges. Et justement, pendant que Stromae brillait de mille feux, le beatmaker belge Le Motif envoyait quelques productions d’un jeune MC bruxellois à Booba…

 

2016 : BruxellesVie

« Un belge signé chez 92i ! Là alors les gens se disent directement, “ah ouais mais moi aussi j’veux être le prochain” » s’exclame Dee Eye, un des producteurs belges les plus en vue du moment, quand il pense à Damso. Propulsé par le featuring Pinocchio qu’on retrouve sur le légendaire album Nero nemesis de Booba en 2015, Damso confirme son statut de poids lourd du rap belge dès 2016 avec Batterie faible. Certifié platine avec plus de 100 000 exemplaires vendus, le premier projet studio de Damso écrase tout sur son passage. Les grands médias français commencent à pressentir que quelque chose se passe dans le plat pays. Dès lors, propulsé par l’hymne BruxellesVie (single de platine, qui compte aujourd’hui plus de 34 millions de vues sur YouTube), le rap belge devient chauvin. La France a énormément influencé la Belgique, mais pour la première fois « les gens sont fiers d’être des artistes belges » témoigne BBL, un producteur belge de premier plan membre du collectif La Miellerie. « Maintenant venir de Bruxelles c’est stylé. Les gens trouvent ça stylé, alors qu’un bruxellois a toujours trouvé que venir de Paris c’était stylé » confirme même Dee Eye. Le vent commence à tourner, les standards aussi. C’est désormais sûr, le rap belge n’est pas et ne sera plus jamais une pâle copie du rap français.

 

 

Derrière Damso, c’est toute une « génération dorée belge » qui arrive, comme en témoigne BBL (La Miellerie). Hamza, un ami de longue date de Damso, apporte au rap une musicalité jamais vue depuis le G-Funk de Warren G et Nate Dogg dans les années 1990. Cela lui vaut le sobriquet de New Michael Jackson, rien que ça. Sa mixtape ZombieLife (2016) est une véritable claque, et 1994 qui sort l’année d’après confirme la puissance de l’univers de Hamza. Dans les clubs du monde entier, les gens se déhanchent sur les rythmes chaloupés de Vibes ou de Life, les deux titres phares de la mixtape 1994. Toujours en 2016, une union sacrée a lieu dans le rap belge. JeanJass, le carolo exilé à Bruxelles, allie ses forces au Gordo Guapo Caballero pour leur premier projet commun, l’inoubliable Double hélice (2016). « Hamza, Caballero & JeanJass ont vraiment ramené ce côté américain francisé dans le rap, et ça a plu aux gens. Et puis dès qu’on se rend compte qu’il y a moyen d’y arriver tout le monde commence à avoir confiance en lui et tente sa chance » estime Dee Eye. Il rajoute même qu’avant eux, « personne voyait vraiment (le rap) comme un métier » en Belgique. Nous sommes en 2016, et désormais, la scène belge est prête à exploser.

 

« Ça fait boum, comme un coup franc de Juninho »

Ruskov et Rizno, les deux membres des Alchimistes dont le dernier projet OSEF est sorti le 17 janvier, sont d’accord sur un point. « Il n’y a pas de concurrence ici en Belgique » affirme Ruskov, « c’est tout l’inverse, si quelqu’un pète ici ça va aider les autres aussi, et c’est ce qu’il s’est passé » ajoute Rizno. En effet, les succès commerciaux des rappeurs cités plus haut n’ont pas du tout bouché la voie et engorgé le paysage bruxellois. Au contraire, il a permis à d’autres de se faire un nom. Roméo Elvis par exemple, a tout explosé en 2017 avec son premier album studio Morale 2, produit exclusivement par Le Motel. Un disque de platine plus tard, il a donné de la visibilité au groupe bruxellois L’Or du Commun, alors même que c’est eux qui l’avaient repéré ! En 2017 toujours, Damso atteint les sommets avec Ipséité, disque de diamant en France (+ de 500 000 exemplaires vendus !). Caballero & JeanJass demandent à ce qu’on mette du respect sur leur nom, et une future reine de la pop apparait sur divers projets. En effet, on retrouve Angèle sur les albums de Roméo Elvis, son frère, et de Caballero & JeanJass. Avant de se retrouver sur Lithopédion, le troisième album solo de Damso en 2018 puis de devenir la plus grosse vendeuse de disques en France en 2019, Angèle a reçu de la force de la part de rappeurs déjà installés.

 

Cela montre un aspect essentiel du rap belge. « Nous on est comme dans une grande famille, y a pas de gros soucis » s’enthousiasme Ozhora Miyagi. « Les gens étaient beaucoup plus prêt à s’entraider et à s’allier que les générations précédentes. Tu vois rarement des clashs dans le rap belge, la plupart des gens collaborent ensemble » ajoute BBL (La Miellerie). Certainement aidé par le fait que Bruxelles soit une ville encore à taille humaine (environ 180 000 habitants), cet esprit familial est profondément ancré dans le rap belge. Les collaborations se multiplient, les gros donnent de la force aux plus petits et les embrouilles sont rarissimes. Qu’on le veuille ou non, cet esprit d’entraide est une des raisons majeures du succès du hip hop belge. « Bruxelles c’est tout petit, donc forcément c’est famille » abonde Rizno. Scylla nuance tout de même cette affirmation, « il faut pas non plus romancer, tu vois y a cette tendance en France à faire de la Belgique une sorte de paradis du hip hop » nous dit-il, en reconnaissant tout de même que « ouais bien sûr, les gars se connaissent tous en Belgique ». Toujours est-il que pour les observateurs étrangers, il se dégage une good vibe du hip hop belge. « Je connais pas beaucoup de gens qui se haïssent, y a pas énormément de rivalités dans le rap belge » nous confirme ainsi Dee Eye.

 

Pas les mêmes codes, mais le même succès

« J’ai l’impression que ça manque à beaucoup d’artistes francophones, de s’en foutre » disait Isha au BalooShow en 2017. Nous ne voulons pas dire ici que le rap belge ne sait pas être sérieux, bien au contraire vous pourrez trouver pléthore de sons qui vous prennent aux tripes sur la scène belge. Pourtant, les codes qui marchent en Belgique ne sont pas les mêmes que ceux qui marchent en France. « Il faut vraiment venir de la cité […] pour avoir une crédibilité en France » estime Ruskov, avant d’ajouter qu’en Belgique « on a plus de facilité à sortir des délires différents, à pouvoir explorer d’autres horizons dans le rap ». Contrairement à ce que disait Roméo Elvis sur Instagram en annonçant ses nominations aux NRJ Music Awards, les belges ne sont pas du tout en manque de street cred. Bien au contraire même, les vécus de rappeurs comme Damso ou Isha sont lourds de sens. Pourtant, les belges ne s’entêtent pas à faire référence à leur passé ou à leur vécu, comme pourraient le faire les français pour justifier leur place dans le rap. Des univers délurés, extrêmement colorés, teintés de sonorités pop ou laissant place au chant sont apparus grâce aux rappeurs belges. Le rap français s’est grandement inspiré de cette nouvelle offre, et s’est lui aussi diversifié.

 

L’inspiration américaine a été elle aussi très grande pour le hip hop belge. « Je pense que les influences belges sont plus américaines que françaises » confirme ainsi BBL (La Miellerie). « Clairement dans tous les gens que je connais nos artistes sont super américains » ajoute Dee Eye. Cette inspiration d’outre-Atlantique aurait pu faire du rap belge un hybride étrange entre les codes du rap français hérités de l’« âge d’or » des années 90 et les innovations américaines venues d’Atlanta, de Chicago ou de Los Angeles. C’est tout l’inverse qui s’est produit. Les belges ont créé leur propre univers, et c’est même chaque artiste qui a créé un univers absolument unique. Comparer (musicalement parlant) Roméo Elvis et Isha n’aurait aucun sens, et la scène belge qui est aujourd’hui en pleine ébullition nécessite que chaque artiste ait sa patte et ses codes qui lui sont propres. Le vivier de talent est trop important, et ceux qui n’ont pas encore percé veulent imiter leurs ainés. Sur Michel s’élève, extrait de l’album Le vrai Michel (sorti le 24 janvier), le jeune rappeur valenciennois Michel dit « et si dans trois mois j’ai pas percé, il faudrait leur dire que j’viens d’Bruxelles ». Tout un symbole.

 

Et après ?

Le rap belge n’a plus rien à prouver à personne. Riche d’artistes au caractère et à l’empreinte musicale forte, de beatmakers de grand talent, le rap – et par extension la scène musicale – belge a tout explosé. Si aujourd’hui « il manque encore de structures en Belgique […] et on est toujours obligés de s’exporter en France pour pouvoir péter » comme le dit Rizno, la Belgique est sur la bonne voie. « Il y a plein de beatmakers, plein de gars pour faire les clips, y a beaucoup de français qui commencent à monter des structures ici, c’est incroyable » s’émerveille Scylla lorsqu’il fait un tour d’horizon du paysage hip hop belge. Les artistes et producteurs que nous avons interviewé sont très modestes lorsqu’on leur demande si la décennie 2020 sera celle du rap belge. « C’est tellement dur à calculer, tu sais jamais vraiment dire… » hésite Dee Eye alors que Scylla et Les Alchimistes se rejoignent pour dire que ce sera les années du rap francophone, et que la distinction Belgique/France/Suisse n’aura plus lieu de se faire. Une vision pleine d’espoir et d’humilité.

De plus en plus de structures se développent pour permettre au rap belge de se développer depuis Bruxelles directement. Les poids lourds de l’industrie hip hop belge ne sont pas près de chuter de leur piédestal et des jeunes pousses aux dents longues surgissent « comme des Gremlins » d’après Rizno. De Benny B à Lord Gasmique, le rap belge a changé du tout au tout. Aujourd’hui le rap belge se mêle au rap français comme jamais avant, et la donne ne devrait pas changer dans les années à venir. « Ce que je souhaite c’est que toutes les années soient les années du rap belge » nous confiait Dee Eye. Eh bien, on le souhaite aussi.

 

Dorian Lacour