Crédit photo : Jérémie Noiran, NRNNPhotographie

 

Après nous avoir emmenés en terrain de guerre avec « Jok’Rambo » puis nous avoir donné la fièvre avec « Jok’Travolta », Jok’air nous ouvre les portes du palais de l’Élysée avec son dernier projet « Jok’Chirac ». Mais alors, qu’en penser ?

La grande force de Jok’air est son univers mélodique. Depuis qu’il s’est lancé en solo, le rappeur du 13ème arrondissement a toujours fait très attention à donner une certaine musicalité à ses albums. Toujours à mi-chemin entre le chant et le rap, « Jok’Chirac » ne déroge pas à cette règle. Pourtant, cette fois, Jok’air aborde des thèmes assez rares dans sa musique. Connu pour des sons assez légers, dansants et lancinants, il sait aussi dénoncer. Le titre éponyme « Jok’Chirac » est un parfait exemple de ce paradoxe. Entre deux punchlines autour du sexe (« Ma bite dans cette pouffe, catchana sur un pouf, le tapis frotte sur ses genoux, j’me retire, je jouis dans sa bouche »), il envoie un message très fort (« Nique leurs contrôles au faciès, leur justice à deux vitesses, pourquoi le CSA laisse la parole à ces racistes et mes négros se taisent ? »). Ce double message donne une saveur toute particulière à l’album. Si on pourrait croire à la première écoute qu’on est face à un projet sans grande prétention, une deuxième – voire troisième – lecture permet d’en faire ressortir des messages bien plus profonds.

 

L’écriture de Jok’air est elle aussi bien particulière. Il parvient toujours à faire rimer des mots improbables, à l’image de « viande de bœuf » qu’il fait rimer avec « gramme de peuf » dans le son « Neuf ». Au-delà de faire sourire son auditeur, il s’assure surtout de le marquer. Ça peut sembler bête, mais une rime qui fait sourire sera toujours retenue par le public. Jok’air a aussi comme particularité de déformer outrageusement sa voix. C’est un pari risqué, mais c’est si bien maîtrisé que l’on s’y habitue sans vraiment sourciller. Alternant montées extrêmes dans les aiguës et descentes dans les graves, il joue avec l’auto-tune pour faire de sa voix un instrument à part entière. Sur des prods de grande qualité même si pas réellement révolutionnaires, il apporte cette touche vocale qui donne tout de suite une autre texture aux sons.

 

Voyage dans les années 80

Les années 80 sont le moment où Jacques Chirac est devenu une figure majeure de la politique en France. C’est certainement une coïncidence, mais « Cauchemar », l’extrait de l’album qui sonne le plus comme un hit est justement construit sur un sample disco. Ses co-compositeurs Thomas André (collaborateur de longue date de Jok’air) et 2Ti (beatmaker montpelliérain, ami de longue date d’Isma, l’un des managers de Jok’air) nous ont expliqué la conception de ce morceau. Tout part d’un sample issu « de Back To The Future, une compil’ des années 80 » d’après 2Ti qui est à l’origine du morceau. Il contacte alors Isma pour lui proposer le son. « On est dans une génération où y a un peu des couleurs de son qui reviennent des années 80, je me suis un peu inspiré de ça et j’ai tout de suite entendu Jok’air dessus […] je suis parti sur quelque chose où il pouvait plus chanter que rapper, et c’est ce qu’il a fait au final ! » ajoute-t-il. Après un long travail commun, Thomas André « a apporté sa touche d’arrangeur, il a ré-arrangé le morceau, il a fait le pont qui part en guitare basse » raconte 2Ti.

 

(Photo : Jérémie Noiran, NRNNPhotographie)

Toujours est-il qu’il en ressort un son réellement marquant, aux touches terriblement 80’s et semblable à ce que pourrait proposer The Weeknd par exemple. « Au final Jok’air a préféré le sample original avec mes arrangements, on a gardé les FX des percussions, la basse originale de Mathieu, ses batteries et le pont qu’on a réalisé » raconte Thomas André, montrant bien qu’au final l’artiste est toujours celui qui a le dernier mot sur la musique. Le reste de l’album est également très bien produit et mixé. Si les prods. – à l’exception de celle de Cauchemar donc – ne sont au final pas inoubliables, c’est certainement parce qu’elles sont pensées pour envoyer Jok’air en orbite. Ainsi dans « Loyal », la composition de Randy et Thomas André ne sort pas de l’ordinaire mais elle permet à la voix de Big Daddy Jok de faire des merveilles. Presque au point de rupture lors du refrain, il offre une démonstration vocale assez rare dans le rap français. Tout cela est renforcé par le dernier couplet en chorus qui n’est pas sans rappeler les Sunday Services de Kanye West.

 

Next step : USA

« Jok’air est un rappeur qui a vraiment des couleurs américaines, il arrive à américaniser le français, c’est pas évident mais (il) le fait très très bien » confie 2Ti. Force est de constater qu’il a raison, même si cet album se veut être un clin d’œil à la politique en France, les yeux de Jok’air scrutent l’autre côté de l’Atlantique. En faisant le choix de sous-titrer ses clips, en privilégiant les instruments aux compositions par ordinateur, dans ses choix vocaux et d’ambiance, Jok’air s’inspire des États-Unis. Il garde une humilité, mais on peut sans trop s’avancer dire que son objectif est de se faire une place là-bas. Si la barrière de la langue est un gros frein, il dispose de tous les ingrédients nécessaires pour y parvenir. Celui qui se fait appeler « Big Daddy Jok » hérite malheureusement des faiblesses du modèle américain, qui privilégie souvent le rythme aux paroles. Certes, et on l’a vu, Jok’air sait dénoncer. Mais les moments de bravoure lyricale sont au final un peu trop rares et ses thématiques de prédilection, bien plus douces, prennent une très grosse place. Pourtant, on ne peut s’empêcher de voir un certain nihilisme chez l’artiste. Peut- être est-il encore trop timide pour en faire pleinement part, mais certaines phrases récurrentes ne trompent pas (« l’être humain est méchant »). On aimerait en voir davantage.

Entouré d’artistes prestigieux, des piliers R.O.C & Chich au plus surprenant Arma Jackson, Jok’air dévoile un univers qui lui est propre. En donnant toujours une part importante à la famille, il fait étalage de son talent sur un projet long mais pas lassant. Après le succès critique de « Jok’Travolta », Jok’air espère maintenant obtenir le fameux succès populaire. Mais on a comme le pressentiment que le MC du 13ème aime trop la musique pour se laisser affecter par un éventuel échec commercial. Après tout, même s’il n’est plus un rookie, il lui reste encore de belles années devant lui. Plus qu’un rappeur, plus qu’un chanteur, Jok’air est un véritable showman. La promo de l’album aux allures de campagne électorale nous l’a bien montré. En construisant un véritable univers autour de lui et de son troisième projet (à l’image de cette cover complètement folle réalisée par Fifou), Jok’air martèle à ses fans de streamer pour lui sur les réseaux sociaux. Celui qui s’est félicité du single d’or obtenu pour Las Vegas avec « zéro passage radio, zéro passage télé, zéro soutien médiatique » veut maintenant s’imposer à la France, et en devenir le président.

 

Dorian Lacour