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Publié par Curtis Macé Dossiers , Midi/Minuit

Peut-on encore percer dans le rap sans TikTok ? 

6 oct. 20251mins read

En 2025, percer dans la musique sans TikTok relève de l’exploit. Depuis sa popularisation en France durant le confinement en 2020, le réseau social est devenu une plateforme clé pour l’industrie musicale. À tel point qu’il est (presque) impossible de faire sans. Il faut dire que TikTok est un outil promotionnel gratuit à grande échelle, avec 21,4 millions d’utilisateurs en France (chiffres : Metricool) et plus d’1,59 milliard dans le monde. La plateforme est adoptée par tous, bien que la génération Z reste majoritaire (40% des utilisateurs sont âgés de 16 à 24 ans selon Katall). Cela représente surtout un terrain de jeu idéal pour les labels. Depuis quelques années, les artistes se montrent de plus en plus actifs, avec des vidéos « faites maison » et peu coûteuses. 

Les trends (ndlr : contenu populaire et partagé par un grand nombre d’utilisateurs) font la loi et dominent le Top 50 français. « Tiktok reprend le dicton “Ridicule, Dangereux, Évident” de Christian Fokam. Chaque concept passe par ces trois phases, et c’est le cas pour TikTok. Au début, c’était ridicule pour un artiste de danser sur la plateforme. C’est devenu dangereux, car pour certains TikTok détruit la musique. Maintenant, c’est une évidence. Actuellement, chaque artiste cherche à lancer sa trend », développe Ibepds, producteur et créateur de contenus. 

Forcément, le rap n’échappe pas à la tendance, dans un microcosme toujours plus concurrentiel. Parfois malgré eux, les rappeur-euses sont contraints de se plier au jeu de TikTok. Alors, la question mérite d’être posée : peut-on encore percer dans le rap sans utiliser le réseau social chinois ? 

TikTok : le nouveau télécrochet

Avec le streaming, TikTok représente un moyen de rendre la musique plus accessible. Tout le monde peut en créer et la mettre en ligne, sans bénéficier du soutien d’une maison de disques et passer par les structures classiques. TikTok permet également au public de découvrir de nouveaux talents dans un flux tendu. « Les trends te font vivre les sons différemment grâce au matraquage auditif », explique Elena Oliveri, journaliste et podcast producer de Remember The Time

Même chose pour les labels qui sont particulièrement attentifs à ce vivier à ciel ouvert. Il n’y a plus besoin de scruter les derniers clips sur YouTube ou d’écouter la radio pour dénicher la future star du rap français. « TikTok est clairement le nouveau télécrochet. Avant, il y avait la Nouvelle Star et Pop Star, aujourd’hui c’est TikTok », constate Elena Oliveri.

TikTok est un accélérateur massif de visibilité. Un simple extrait viral peut révéler un artiste en 24h. Mais cette fulgurance a un prix : l’étiquette « artiste TikTok », comme si la plateforme définissait ton talent plus que ta musique. « C’est facile de buzzer. Le plus compliqué est de durer. C’est encore plus vrai pour ceux qui pètent grâce à TikTok. Un “artiste TikTok” voit le réseau comme seul moyen de diffusion de sa musique et vit sur des trends. Il a une date de péremption. « Skeu Skeu » de Jogga, Wilsko et 7ia est un bon exemple. Ils se sont fait dépasser par le succès du morceau », explique Ibepds, producteur et créateur de contenus. 

Les retombées d’une trend sont généralement visibles sur les plateformes de streaming, avec une hausse significative des écoutes pour l’artiste concerné.

Paradoxalement, il est souvent difficile pour le public d’identifier la personne derrière le morceau. La chanson marque les esprits, pas forcément son interprète. « Beaucoup de personnes ne sont pas capables de citer le nom de l’artiste qui vient d’avoir une trend sur TikTok. C’est la réalité du réseau », confie Samir, cofondateur de La Triade (label indépendant qui gère JRK19 et agence d’influence). 

Si TikTok est un outil non-négligeable, il est nécessaire de travailler sur le long terme pour convertir le tir. « “Monaco” de Guy2Bezbar a fonctionné, car il y a eu 10 ans de travail pour en arriver là. Ce n’est pas seulement explicable par la trend liée au titre. Werenoi est le meilleur exemple à citer. L’expansion de ses morceaux sur TikTok l’a aidé, mais sa notoriété s’est consolidée bien au-delà de la plateforme », glisse Alexia Crinier, cheffe de projet label All points, issu du groupe Believe.

Des stratégies promotionnelles adaptées pour TikTok

En quelques années, TikTok a vu émerger une nouvelle génération d’artistes : Vacra, Merveille, La Mano 1.9, Bouss, VEN1, L2B, Saïf ou encore Theodora, chacun avec une approche différente du réseau. Certains ont fait de la plateforme un terrain de jeu quotidien, misant sur une forte présence pour construire leur image (comme La Mano 1.9 ou Merveille). D’autres, à l’inverse, ont vu leur musique exploser sur TikTok sans y être actifs, simplement parce que leurs sons s’y prêtaient à merveille (comme VEN1, Werenoi, Saïf ou Bouss). 

@lamanoonenine19

C’EST MON DOMAAIINEEE‼️🍯🤯🔥🔥#pourtoi #newmusic #lamano #sexywoman 💅🏾

♬ son original – Speedisong08

La présence des artistes sur TikTok est devenue essentielle. Pour vendre sa musique, il ne suffit plus de créer : il faut aussi savoir raconter, engager, exister autour de sa proposition. Aujourd’hui, l’univers, la mise en scène et la personnalité comptent autant que la musique elle-même. « Certains artistes ne sont pas faits pour être sur les réseaux sociaux. Tout le monde n’est pas éloquent et drôle comme Kerchak. Être actif sur TikTok n’est pas non plus un gage de réussite et d’expansion pour sa musique. La sauce ne prend pas pour tous. Ce n’est pas évident de trouver la petite phrase ou le gimmick pour que ça pète », développe Elena Oliveri. 

TikTok fait désormais partie intégrante des stratégies promotionnelles mises en place par les labels. Avant même de signer un-e artiste, les maisons de disques réalisent des audits pour mesurer sa force de frappe sur les réseaux. Ces données leur permettent ensuite d’adapter la tactique marketing en conséquence. Pour les rappeur-euses, dont la carrière est à construire, TikTok est central. « TikTok est un réseau que l’on travaille pour tous les artistes, hormis pour ceux où ce n’est pas pertinent. Dans le rap et le R’n’B, c’est un marché très important. On pousse les artistes à utiliser la plateforme. Cependant, on ne peut pas leur mettre le couteau sous la gorge », révèle Marie-Eva Barclay, cheffe de projet digitale à Believe

Actif dès 2020 sur la plateforme, Franglish est souvent cité comme exemple en la matière. Il s’est emparé de TikTok pour en faire une « safe place publique ». « Avec Franglish, c’est du pain béni. Il fait tout seul de son côté. On investit zéro argent sur TikTok pour lui. Ça fonctionne déjà sans stratégie. C’est une force de frappe merveilleuse », ajoute Marie-Eva Barclay. 

@franglishoff

« Il fait toujours les mêmes sons » « toujours la même chose » « artiste TikTok » … ouais ça doit être ça. ps : dites moi les sons qui manque en commentaires.. 😅

♬ original sound – Farquaad

Concernant les plus jeunes artistes comme Merveille, l’utilisation de TikTok s’avère plus naturelle. Les nouvelles générations ont déjà les codes, au contraire des plus anciens qui se sont installés bien avant l’avènement du réseau social. « On n’a pas besoin de pousser Merveille pour être présente sur TikTok. Elle a cette facilité à créer des contenus autour de sa musique », avoue la cheffe de projet digitale à Believe

En plus de l’utilisation active des artistes, les labels, producteurs et chefs de projet contactent des agences d’influence (comme La Triade et Atyr) afin de lancer une trend sur certains morceaux. L’objectif est de populariser le titre via des influenceurs. En revanche, le succès n’est pas assuré. « Créer une trend, c’est compliqué. Avant, c’était possible. Aujourd’hui, plus vraiment. Les campagnes popularisent un titre avant tout. C’est le public qui décide pour le reste. Réussir dans le rap sans TikTok est presque une mission impossible. C’est un outil obligatoire pour faire connaître sa musique » observe Samir de La Triade. 

Les artistes deviennent malgré eux des influenceurs  

Les rappeur-euses se doivent d’utiliser TikTok avec intelligence. Le piège est de devenir prisonnier de son image, au détriment de la création artistique. La frontière entre le métier d’artiste et celui d’influenceur se veut de plus en plus fine. « L’art ne doit pas être impacté et passé au second plan. À partir du moment où la vidéo TikTok te prend plus de 5 minutes à produire, ce n’est pas bon. Un artiste n’est pas un youtubeur. L’artiste doit être également un influenceur pour exister. Il faut construire sa communauté », indique Ibepds. 

L’algorithme capricieux de TikTok impose aussi aux artistes d’être présents quotidiennement pour être mis en avant. Pour perdurer sur le réseau, il faut être consistant et rigoureux avec le risque de mettre de côté sa musique. « Il faut savoir saisir son buzz au bon moment, se démarquer et avoir la bonne stratégie pour durer sur TikTok. Avoir un single qui explose peut représenter un vrai risque. Le plus compliqué démarre par la suite au moment de consolider sa fanbase », reconnaît Elena Oliveri. 

Ignorer TikTok : un défi complexe, mais pas impossible

Dans un paysage saturé, où un morceau peut exploser sur un simple scroll, choisir de ne pas miser sur TikTok revient à nager à contre-courant. Ce n’est pas impossible, mais ça demande d’être solide ailleurs : storytelling, image forte, fanbase engagée ou encore un relais médias bien ciblés. C’est un chemin plus lent, mais souvent plus pérenne. L’exemple le plus récent est celui de Jolagreen23, qui s’est révélé dans le paysage du rap français, sans trend, grâce à une esthétique prononcée. Sa communauté est ultra-réactive sur X (anciennement Twitter) plutôt que sur TikTok.

Jolagreen23.

Comme toute tendance dominante, TikTok pourrait un jour décliner. « Demain, il y aura un basculement et TikTok sera dépassé. La vie est un cycle donc il y aura forcément un nouveau truc plus fort à un moment donné. On retombera sur un circuit promotionnel plus classique », conclut Ibepds.  

Pour l’instant, l’algorithme fait la loi. Mais demain, qui sait ? Seul l’avenir nous le dira. 

Journaliste : Curtis Macé