Réussir à nous faire voyager, à utiliser les émotions pour que l’auditeur soit pleinement plongé dans le monde de l’artiste, c’est le principe de la musique. Et quand elle est exécutée à la perfection, cela mérite d’être souligné.

Chapeau donc à Laylow qui nous a délivré en ce début d’année son premier album, Trinity. Plus qu’un album, ce projet est un voyage sensoriel. Laylow a réussi l’incroyable pari de nous peindre son univers, univers digital qui s’esquissait progressivement avec ses premiers projets et qui grâce à Trinity devient aujourd’hui réel. Cet album est grandement inspiré de Matrix, où les hommes vivent dans un univers fabriqué de toutes pièces par les robots et où seuls quelques humains parviennent à s’échapper de la matrice. D’une manière semblable, Laylow utilise Trinity, un logiciel de stimulation d’émotions, pour s’échapper du monde réel dans lequel il vit, terriblement froid et terne. Il rentre alors dans le monde que Trinity lui propose, lui permettant de décupler ses émotions et de retrouver des sensations qui avaient disparu de son quotidien et que seul un logiciel peut ramener.

Laylow - Trinity

Cover : Laylow – Trinity

Un storytelling grandiose

Un album composé de 22 titres, dont sept interludes qui rythment l’évolution de la relation entre Laylow et Trinity. C’est assez rare pour être souligné, mais cet album est un vrai film : un concept a été longuement travaillé autour de ce projet, où rien n’a été laissé au hasard. On retrouve une logique dans le déroulé du tracklisiting. Et puisqu’il est nécessaire d’écouter cet album dans l’ordre chronologique, il semble également intéressant de l’analyser dans la logique voulue par l’artiste. On verra également l’évolution de la forme que prend Trinity chez Laylow, car au fil des morceaux le logiciel perd de sa forme et prend de plus en plus vie en tant qu’une femme, comme dans Matrix, avec qui Laylow a une relation.

L’initialisation fait office de la rencontre entre le logiciel et Laylow. Après les deux premières tracks où Laylow jouit de l’utilisation de ce logiciel, une vraie relation commence à s’installer entre Laylow et Trinity à la fin du morceau HILLZ, où Trinity est pour la première fois personnifiée. Cela s’enchaîne ensuite avec le morceau PLUG où Laylow se prête au jeu de la séduction, et commence à se rapprocher de Trinity. On retrouve encore un flot de références à Matrix : tout d’abord car, comme dans le film, Trinity prend ici la figure d’une femme discrète qu’il rencontre à une soirée. De plus, le titre du morceau PLUG rappelle le concept dans Matrix de se brancher pour entrer dans la matrice. Dans ce morceau, Laylow se branche donc définitivement dans l’univers de Trinity, et cette relation prend alors une autre dimension.

Dès lors, la compatibilité entre Laylow et Trinity est plus que forte : « Taux de compatibilité élevé » sur Menu principal. L’enchainement des pistes 7 à 11 marque un moment où Laylow prend progressivement conscience de ses pouvoirs avec Trinity et se sent, comme Néo dans Matrix, tout-puissant : il maîtrise parfaitement tous les programmes que Trinity lui propose (avec le retrait de l’autotune sur le deuxième couplet de PIRHANA BABY). La compatibilité entre les deux personnages atteint son pic sur le morceau TRINITYVILLE, où les deux fusionnent sur le parking.

A partir de là, la relation commence à se détériorer. Le logiciel s’emballe, surchauffe sur AKANIZER (on le ressent par la saturation de la voix de Laylow) et explose sur le titre BURNING MAN. Le personnage de Trinity s’humanise encore un peu plus, avec une modification de sa voix sur Il était une fois sous l’eau. Elle signifie qu’elle s’est attachée à Laylow et quitte donc progressivement son statut de logiciel. Déprimé sur le morceau LONGUE VIE…, Laylow souhaite se séparer de Trinity et se déconnecte du programme : il met donc fin à cette à cette relation métaphorique avec Trinity. Il est alors obligé d’ouvrir les yeux et de regarder le monde fade qui l’entoure, et est confronté à la misère, le chômage et l’adultère via le storytelling d’un clochard sur …DE BATARD. Ecœuré par ce monde sans saveur, il souhaite se reconnecter à Trinity, mais sans y parvenir.

Laylow (Photo : Ilyes Griyeb)

On rentre alors dans la dernière partie de l’album, où Laylow prend conscience qu’il a gâché une relation avec une femme attachée à lui, Trinity, et qu’il va essayer par tous les moyens de récupérer, mais sans succès. On assiste à un enchaînement de quatre morceaux exceptionnels (plus un interlude) où Laylow mélange fierté, passion, mélancolie et tristesse. Il se persuade sur POIZON que Trinity est amoureuse de lui. Mais c’est en fait lui qui est bloqué dans la matrice : il ne veut plus se séparer de Trinity et exprime ses regrets sur NAKRé : « J’aimerais revenir en arrière, en fin de compte je suis navré », avant de se faire définitivement rejeter par Trinity sur l’outro de MILLION FLOWERZ. Le dénouement du projet arrive grâce à la dernière interlude, Manuel d’utilisation, où Laylow comprend que tout cela n’était pas réel, et que Trinity n’existe pas : ce monde artificiel dans lequel il s’est plongé ne parviendra pas à pallier le vide émotionnel qui caractérise le monde réel. L’album s’achève sur le bouleversant LOGICIEL TRISTE, où il laisse l’auditeur le soin d’interpréter la situation comme il le souhaite, puisque Laylow se retrouve à la fois dépourvu d’émotions en l’absence de Trinity (tel un logiciel) et d’un autre côté son trop plein d’émotions le plonge dans un désespoir total.

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Une musicalité maîtrisée à la perfection

Au-delà du concept maîtrisé de A à Z, Laylow est surtout à créditer d’une très belle performance musicale sur cet album. Via des glitchs, de l’autotune maîtrisée, une voix saturée et des prods futuristes (majoritairement produites par Dioscures) sur lesquelles très peu de rappeurs s’aventureraient aujourd’hui, Laylow pousse son univers musical à son paroxysme. Le travail réalisé sur les interludes fluidifie le projet et donne une cohérence à l’expérience sensorielle de Laylow. On ressent sur les effets de voix, les backs vocaux une très forte influence d’artistes comme Kanye West (ressemblance entre Black Skinhead et MEGATRON notamment) et Travis Scott. 

Sur ce projet, Laylow montre tout ce dont il est capable. Via la mélancolie, la violence, le kickage, les sons plus cloud (NAKRé, un morceau qui fait voyager dans une autre dimension si on l’écoute allongé dans l’herbe dans la nuit en regardant les étoiles et en pensant à la femme que l’on aime), il prouve qu’il peut enfiler toutes les casquettes d’un artiste moderne aujourd’hui. Mais le plus impressionnant est sûrement la capacité de Laylow à jouer avec sa voix. Sur …DE BATARD, il prend trois voix différentes pour incarner les personnages du storytelling. Et même au-delà de ce morceau à part, les sensations qui s’échappent sur des morceaux comme MILLLON FLOWERZ montrent que la musicalité de Laylow est remplie d’émotions fortes qui ne peuvent que toucher ses auditeurs.

Paradoxalement, c’est sur ce projet le plus homogène où Laylow a réussi à rendre sa musique plus accessible auprès d’un public qui ne le connaît pas. La maîtrise parfaite de l’autotune et des effets vocaux lui donnent des super pouvoirs et lui permettent de faire absolument ce qu’il veut avec sa voix. On notera au passage un casting très réfléchi sur ce projet et parfaitement intégré à l’album : des passe-passe qui nous emmènent en ballade avec S.Pri Noir ; la mélodie envoûtante de Jok’air sur ce genre de morceaux ; le couplet bouillant d’Alpha Wann qui amène la progressive surchauffe du logiciel ; la surprenante mais réussie collaboration avec Lomepal ; et le chef-d’œuvre avec Wit.

De plus, Laylow ne limite pas sa créativité au domaine musical : plus qu’auditif, cet album est visuel. A commencer par la magnifique cover de l’album, et à ce dégradé de vert qui rappelle l’univers de Matrix. Il fut perfectionné par les trois clips qui ont accompagné la sortie de l’album : MEGATRON, TRINITYVILLE et POIZON, Laylow faisant lui-même partie du groupe TBMA chargé de la réalisation de ces clips. Qui mieux que l’artiste lui-même pour réaliser ses clips ? C’est l’assurance que les images resteront fidèles à l’esprit de l’album : on retrouve ainsi encore de nombreuses références à Matrix, comme par exemple au début de MEGATRON où Laylow se retrouve seul face aux ordinateurs (comme Néo au début du film). Il y a de plus de nombreux détails qui aident à la compréhension du concept du projet :  c’est le cas dans TRINITYVILLE avec les mêmes plans qui se répètent, avec et sans Trinity, montrant qu’elle n’est pas réelle mais uniquement présente dans l’esprit de Laylow. Enfin, sur le clip de POIZON, lors d’un affrontement entre les deux personnages, Laylow est touché au cœur par Trinity, et un plan indique que son cœur est désormais faible : cela annonce les derniers titres de l’album, et cela explique notamment sa voix sur MILLION FLOWERZ, lui qui paraît à bout de forces, au bord de l’extinction en tant que logiciel.

Laylow est donc parvenu à réaliser ce que très peu de gens font malheureusement : un album-concept qui tient la route, où la réalité sert la fiction et la fiction sert la réalité. Car si Laylow utilise le monde qui l’entoure pour créer l’univers Trinity, il se sert aussi la fiction pour se livrer. A l’instar de SCH qui utilisait le personnage de Jvlivs pour se livrer sur les démons qui le torturent sans s’exprimer à la première personne, Laylow fait le choix de passer par sa relation avec Trinity pour nous en apprendre plus sur lui-même : on en apprend sur ses relations amoureuses, à travers le titre POIZON notamment, où il se livre sur son incapacité à s’engager dans des relations. Toutes les femmes qui s’attachent à lui seront alors, comme Trinity, à terme blessés par ce plafond de verre qui l’empêche de poursuivre une relation à deux. « Poser tes yeux sur les miens, ce fut ta première erreur ». On peut regretter que Laylow ne profite pas de cet album pour se livrer encore plus, nous partager ses angoisses, ses peurs et ses doutes. S’il a atteint un niveau musical impressionnant, on peut espérer à l’avenir plus de profondeur lyricale pour donner encore plus de relief à sa musique. Une chose est sûre, Laylow vient de produire un véritable chef-d’œuvre. Loin des formats mainstream et des albums qui ne sont finalement que de pâles mixtapes, Laylow est un artiste qui a pris du temps pour réfléchir son projet et s’assurer qu’une cohérence soit respectée de A à Z. 

Laylow (Photo : DR)

Une mise en relief sur la digitalisation de la société

Via ce monde digitalisé qui pousse l’homme dans le plus grand désespoir possible une fois délaissé de son logiciel, Laylow nous interroge sur un sujet d’actualité et qui touche de plus en plus les gens de la jeune génération : celui de l’intégration des robots, des machines dans le quotidien des humains. Il repousse encore plus loin l’attachement qu’un humain peut avoir envers une machine, et son univers futuriste impressionne autant qu’il fait froid dans le dos. On peut même faire un parallèle entre ce que le logiciel représente pour Laylow et ce que l’album représente pour les auditeurs. Nous aussi, nous vivons dans un monde où l’émotion n’a plus sa place et on utilise la musique comme échappatoire, quand lui utilise le logiciel. Ecouter l’album Trinity permet donc à l’auditeur d’accompagner Laylow dans les émotions qu’il ressent grâce au logiciel, et la note de fin marque le retour à la réalité. Lui-même témoin de cette addiction au monde digital pour se sentir exister chez une partie des gens aujourd’hui, Laylow utilise la musique pour nous faire ouvrir les yeux sur le monde dans lequel nous vivons, comme il le dit dès la première phrase de l’album sur MEGATRON :

« Les yeux de ces gens n’ont jamais vu le soleil de près, je le vois

De montrer le chemin, d’rallumer la flamme qui s’éteint, je me dois »

Lay, merci à toi d’avoir rallumé avec brio cette flamme.

 

L’album « Trinity » de Laylow est disponible sur toutes les plateformes de streaming.

 

Samuel DELWASSE