Si pour vous le rap polonais se résume à PLK et Wojtek, alors vous passez à- côté de quelque chose. La Pologne dispose d’une scène extrêmement dynamique, qui est parvenue ces dernières années à sortir de l’ombre de ses imposants voisins que sont la Russie et l’Allemagne. En collaboration avec L’Etudiant En Rap, Midi/Minuit a décidé de vous plonger dans une scène bouillonnante qui est, selon toute vraisemblance, en train de vivre un âge d’or. Chodźmy !

Avant toute chose, il faut regarder dans le rétroviseur. Le rap en Pologne a émergé comme partout en Europe dès les années 1980, et était à la base un art assez confidentiel. Dans un bloc de l’Est vivotant, les influences américaines se sont très tôt fait ressentir en Pologne. C’est d’ailleurs dans les années 80 que l’un des pionniers du rap polonais a fait ses armes. Celui qui se faisait appeler PM Cool Lee, et que l’on connait davantage sous le nom de Liroy, a été la première star du hip-hop en Pologne. Non content d’être le plus gros vendeur rap de l’histoire de son pays (avec plus de 850 000 unités) grâce notamment à son album « Alboom » paru en 1995 et certifié quadruple disque de platine (plus de 500 000 ventes), il est par la suite devenu un homme politique renommé, élu à la Diète de Pologne en 2015 (l’équivalent de notre Assemblée nationale). Son but aujourd’hui est très simple : faire légaliser le cannabis médical dans son pays.

Présenté ainsi, on pourrait croire que le rap est rapidement devenu populaire en Pologne, mais ça n’a pas du tout été le cas. Au début des années 1990, les médias locaux diffusaient quelques clips de rap, essentiellement étrangers. Des stars américaines y ont eu un certain écho, notamment MC Hammer, mais le hip- hop local restait encore un genre de niche. Pourtant, et malgré le désintérêt médiatique, une nouvelle scène aux dents longues a commencé à émerger à travers le pays. Kielce était le berceau de Liroy et du groupe Wzgórze Ya-Pa 3, qui a un connu un assez grand succès commercial (plus de 100 000 album vendus entre 1993 et 2000) notamment en s’associant avec Liroy. Pourtant, c’est du côté de Cracovie et – surtout – de Varsovie que le rap polonais s’est développé. Comme partout dans le monde, le hip-hop a émergé là où les inégalités sociales étaient les plus flagrantes, et celles-ci se sont accentuées en Pologne une fois la période communiste révolue.

Du rap de qualité, auquel l’industrie tourne le dos

Assez rapidement, la popularité du rap polonais s’est développée. Sans toutefois entrer dans un « âge d’or » comme aux États-Unis ou en France, des bases solides ont été posées à cette période. La radio KOLOR a diffusé du rap, et le premier label hip-hop indépendant polonais, B.E.A.T. Records, a vu le jour en 1995, propulsant le groupe Molesta Ewenement (qui s’appelait à l’époque Mistic Molesta) sur le devant de la scène. Le premier album du groupe, « Skandal », s’est vendu à plus de 10 000 exemplaires avant que le label ne périclite. En raison de tensions internes et de mauvais plans économiques, B.E.A.T. Records n’aura perduré que deux ans, mais aura permis l’émergence d’un groupe phare du début des années 2000, qui a aujourd’hui vendu plus de 130 000 albums (dont plus de 50 000 pour le seul « Skandal », certifié disque d’or).

Par la suite, le groupe a attiré les majors étrangères, notamment EMI, qui les a signés pour un second projet. Mais selon Tymek Kaliciński, le fondateur du site Rapfrancuski, « la major les a signés avec un mauvais contrat, ils les escroquaient un peu », alors « avec le temps le monde du rap polonais a commencé à devenir indépendant, à faire à sa manière ».

 

C’est une des caractéristiques principales du rap polonais des années 2000, l’indépendance. Les majors, qui ont un temps jeté un œil à la scène rap de Pologne, s’en sont vite détournées, jugeant que l’investissement financier n’en valait pas la chandelle. Ne se désarmant pas, les artistes polonais ont eux-même fondé leurs propre labels. Ainsi, en s’appuyant sur son expérience, Molesta Ewenement a fondé Respekt Records en 2006. Quelques années plus tôt, le groupe Wzgórze Ya-Pa 3, fort du succès de son premier album écoulé à plus de 40 000 exemplaires, avait lui aussi fondé son propre label, S.P. Records. Ce dernier a vu l’émergence d’artistes et de groupes phares tels que Kaliber 44, dont le mythique album « Księga Tajemnicza. Prolog » sorti en 1996 a fortement influencé la nouvelle scène polonaise. Parmi les artistes de S.P. Records, on retrouve également Abradab, le leader de Kaliber 44 dont le titre « Moja obawa (bądź a klęknę) » a été retenue parmi les 120 chansons les plus importantes de l’histoire de la Pologne, mais aussi le groupe 3xKlan, dont l’unique album « Dom pełen drzwi » sorti en 1997, est une référence absolue du psychorap polonais. Vous l’aurez compris, on n’est jamais mieux servi que par soi-même.

Un rap qui ne franchit pas les frontières

Le rap polonais a bien sûr toujours eu du mal à exister à l’international, d’une part à cause de la barrière de la langue (70% des personnes parlant polonais se trouvent en Pologne), et d’autre part car il a été enserré entre deux scène très dynamiques, que sont l’Allemagne et la Russie. Tymek Kaliciński le concède, « il y a la barrière de la langue, nous sommes en Europe de l’est, on est moins poches de la France que l’Italie ou la Belgique ». Le salut pourrait venir des beatmakers, certains se faisant un nom sur la scène francophone, comme Chris Carson, un producteur polonais proche de Paluch (que vous devez sûrement connaitre grâce à PLK) qui a notamment placé pour Booba, Alonzo ou encore Isha. On pourrait aussi parler de MillionBeats (Hayce Lemsi) ou Worek (Djadja & Dinaz, RK, Kofs, Di- Meh, S-Pion…).

Toutefois, on le sait, même s’ils peuvent avoir une immense influence, rares sont les beatmakers qui font à eux seuls émerger la scène rap de leur pays. Seuls les rappeurs en sont capables, et là aussi les connexions franco- polonaises sont assez rares. On peut bien sûr citer Paluch, mais en dehors de lui, même si de l’aveu de Tymek Kaliciński le rap français a inspiré les rappeurs polonais à la fin des années 90, tout reste encore à faire.

De toute manière, il ne faut pas être dupe, inviter un artiste français sur un album de hip-hop en Pologne ne fera pas vendre davantage. Si la France est connue pour son chauvinisme linguistique, la Pologne semble être encore pire, et musicalement tout ce qui n’est pas polonais semble souvent être rejeté. Tymek Kaliciński confirme, « Paluch peut inviter des grands noms français, mais il n’a pas d’intérêt à le faire, parce que tu peux avoir Ninho ou Booba ça ne fera pas vendre plus d’albums en Pologne ! » Il en va de même pour les connexions avec les rappeurs américains, qui sont rarissimes et pas franchement mémorables, tant les moyens nécessaires pour faire venir un américain de renom sont énormes et le succès commercial derrière absolument pas garanti. Pourtant dernièrement des rappeurs polonais ont commencé à rapper en anglais, à l’image de Schafter, qui rencontre un certain succès malgré la réticence de la vieille école du hip-hop polonais.

Le rap en Pologne n’est donc pas réellement destiné à l’export. Cela est peut-être dû aux mauvaises expériences du passé avec des majors étrangères ou simplement à un patriotisme teinté d’humilité, faisant que les MCs ne tiennent pas réellement à devenir des superstars internationales.

Une nouvelle scène dynamique

Ce n’est pas parce que le rap en Pologne a du mal à s’exporter qu’il faut fermer les yeux sur ce qu’il s’y passe. Depuis le milieu des années 2010, la scène polonaise est, en plus d’être très dynamique, extrêmement variée. L’auditeur trouvera forcément son bonheur. Parmi les têtes d’affiche de la nouvelle génération, on retrouve Taco Hemingway, maître de la trap et du storytelling (oui c’est compatible) originaire de Cracovie, dont les trois albums solo ont été certifiés disque de platine (plus de 30 000 ventes). Il faut également citer Quebonafide, dont le dernier album « Romantic Psycho » a été certifie platine en un mois (!). Astucieusement, les deux artistes ont persuadé tout le monde qu’ils se haïssaient avant d’unir leur force pour un projet commun, « Soma 0,5 mg », sous le nom de groupe Taconafide en 2018. Cet album a été un véritable ras-de-marée, certifié disque de diamant pour plus de 150 000 exemplaires vendus, il a donné lieu à une tournée colossale qui a rempli les plus grandes salles polonaises. Le seul single « Tamagotchi » a été streamé plus de 60 millions de fois (la Pologne compte un peu moins de 39 millions d’habitants).

Il faut également savoir que la ZPAV (l’équivalent du SNEP en Pologne) octroie une vente pour 2 500 streams, contre 1 500 en France. Cela fait donc que les chiffres, même s’ils paraissent moindres, sont colossaux, surtout dans un pays bien moins peuplé que la France. Une autre particularité de la Pologne est que la part du streaming est moindre. Déjà, YouTube y est extrêmement populaire, et les vues ne sont pas comptabilisées comme des streams. Ensuite, comme le souligne Tymek Kaliciński, « en France il y a beaucoup de streaming alors qu’en Pologne c’est surtout en physique […] en vérité les rappeurs polonais vendent beaucoup beaucoup. ».

Une étude de l’IFPI montre que près d’un quart des jeunes polonais (24%) déclare que le hip-hop est son style de musique favori. Ce sont là des chiffres semblables à la France, où 26% des jeunes affirment que le rap est leur style de musique favori, toujours selon cette même étude. Les jeunes auditeurs polonais sont donc friands de hip-hop, et leur méthode de consommation tend bien sûr à changer, le CD reculant aussi en Pologne, mais ils permettent surtout à ce genre musical de prendre une toute nouvelle ampleur.

Et si ce n’était que le début ?

Parmi les autres têtes d’affiches de la scène rap polonaise, on retrouve Bedoes, qui a réussi à intégrer le Top 100 des musiques les plus streamées sur Spotify dans le monde et qui est très populaire en Pologne, grâce à un style de rap traditionnel, à propos d’amour et de vie au quartier. Ses deux derniers albums ont tous deux été certifiés double disque de platine. On peut aussi parler de Żabson qui a su réinventer son rap, à grand renfort d’autotune, pour connaitre un certain succès et écouler ses deux derniers projets à plus de 15 000 exemplaires (disque d’or). On pourrait citer une cinquantaine d’autres artistes qui amènent tous leur style, de l’incontournable Paluch au relativement méconnu mais très prometteur Hodak en passant par l’énigmatique duo Pro8l3m. Si vous voulez connaitre d’autres rappeurs à suivre, et notamment l’excellent Szpaku, foncez voir la vidéo de l’Etudiant En Rap à ce sujet.

Les médias grand public en Pologne ne sont pas encore très friands du rap, mais Internet a permis à la communauté hip-hop de se fédérer autour de sites comme Rapfrancuski ou Newonce. Le #Hot16Challenge, né 2015 en réponse au #IceBucketChallenge a pris une toute autre tournure quand Solar, un rappeur polonais assez réputé, a décidé de le relancer pour lutter contre le Covid-19.

Le principe est simple, chaque personne nominée doit poser un couplet et nominer d’autres gens. Très rapidement, tout le monde a joué le jeu, des rappeurs polonais et étrangers, mais aussi des YouTubers, des comédiens, des chanteurs et chanteuses, jusqu’à arriver à Andrzej Duda, le président polonais, qui a envoyé son meilleur couplet vu plus de 10 millions de fois. Résultat des courses, ce ne sont plus de 3,5 millions de złotys qui ont été réunis, soit presque 800 000€ pour aider les hôpitaux polonais à faire face à la crise sanitaire. En dehors de l’aspect rassembleur d’une épidémie, le succès de ce challenge montre bien que le rap polonais est en pleine ébullition.

Les majors commencent elles aussi à regarder vers la Pologne, à l’image de Def Jam qui a ouvert sa branche polonaise en 2019. Tout laisse donc à penser que l’avenir est radieux. Comme le résume assez bien Tymek Kaliciński, « dans le rap polonais il y a des bonnes périodes et des périodes plus underground, là on est sur le bon côté de la vague, beaucoup de monde écoute, les chiffres sont bons sur YouTube et Spotify ». Même s’il préfère ne pas s’emballer, et rappeler qu’« on ne sait pas de ce que sera fait l’avenir », chez Midi/Minuit on aime à penser que le rap polonais est au début d’une sorte d’âge d’or, qui ne connaitra peut-être pas des proportions exceptionnelles, mais qui permettra au moins à la scène hip-hop polonaise de s’affirmer clairement comme un incontournable en Pologne.

 

Photo : Itokyl

Dorian Lacour