Photo : Alex « Très Cool » Dobé

Il est d’ores et déjà une superstar, et pourtant vous ne le connaissez peut-être même pas. Stormzy est un rappeur londonien de 26 ans, grand représentant du grime et figurant parmi les rares artistes de hip hop britannique à être certifiés platine grâce à son album Gang Signs & Prayer sorti en 2017. Retour sur la carrière de celui qui va peut-être permettre au grime de sortir des frontières britanniques.

 Pour comprendre d’où vient Stormzy, il faut déjà faire un retour sur le rap britannique. La France est souvent qualifiée de « deuxième marché du hip hop » derrière les intouchables États-Unis, et si l’on se base sur les chiffres de ventes et la place du rap dans le quotidien c’est certainement vrai. En revanche, pour ce qui est de l’inventivité, tant au niveau des productions que des thèmes abordés, le rap français est très largement infusé des idées américaines. Le hip hop britannique, lui, s’en détache complètement. Le grime est le symbole de ce rap qui s’émancipe des États-Unis. Mélange de drum and bass, de garage et de hip hop, le grime est apparu au début des années 2000 dans un district à l’est de Londres, et est depuis devenu le style de rap le plus populaire au Royaume-Uni. Pourtant ce genre ne parvient que très peu à s’élargir à l’international. Par exemple, la scène francophone est assez hermétique au grime, à l’exception de Kekra qui n’a pas hésité à reprendre certains codes estampillés grime dans divers projets comme ses mixtapes Vréel ou son superbe album Vréalité. En terme de recherche musicale donc, le Royaume-Uni a pris de l’avance sur la France, et propose un style qui lui est propre. Les pionniers du grime ont acquis une certaine notoriété, comme Skepta qui connait un succès relatif depuis quelques années grâce à ses projets Konnichiwa (2017, certifié or) et Ignorance Is Bliss sorti en mai 2019 et qui s’est glissé à la deuxième place du UK Albums Charts. Ces albums sont d’ailleurs produits sur le label Boy Better Know, crée par Skepta pour regrouper les artistes grime du Royaume-Uni dans les années 2000. Dizzee Rascal, Wiley ou le regretté Stormin sont d’autres poids lourds de la scène grime. Pourtant, aucun d’entre eux n’est réellement parvenu à exporter son style. C’est là le tour de force de Stormzy.

Un poids lourd du rap britannique

Les chiffres ne mentent pas, et ceux de Stormzy sont exceptionnels. Son premier album studio, Gang Signs & Prayers s’est écoulé à plus de 300 000 exemplaires pour décrocher le platine. Son second album, l’excellent Heavy Is The Head, sorti en décembre 2019, est déjà certifié or et devrait dans les mois à venir obtenir le platine. En plus de ce succès domestique, les projets de Stormzy rencontrent un – petit – succès à l’étranger (surtout en Europe du Nord et en Australie). Déjà fort de deux Brit Awards (du meilleur artiste britannique et du meilleur album britannique), Stormzy a la reconnaissance de l’industrie musicale anglaise. Ses multiples collaborations avec Ed Sheeran l’ont également mis en lumière. Conquérir le marché américain est la prochaine étape pour Stormzy, même si ça ne semble pas être la première de ses priorités pour l’instant. Un tel tour de force est rarissime, et l’exemple de Tinie Tempah avec son album Disc-Overy, certifié triple platine en ayant atteint le top 20 du Billboard 200 américain, ne semble pas encore près de se reproduire. Pourtant, le grime britannique a du talent à revendre, et Stormzy est le syncrétisme de ce qui se fait de mieux au Royaume-Uni. Son style particulier, à grands renforts de cuivres sur Big Michael, le titre d’introduction de son deuxième album, ou sur une trap sombre pour Vossi Bop (un des singles ayant annoncé Heavy Is The Head), lui permet de se démarquer. Stormzy maitrise pleinement l’art du rap, passant d’un flow chantant et auto- tuné à un découpage millimétré d’une prod. up-tempo dans Crown ou faisant le chemin inverse dans Rachael’s Little Brother. Riche et versatile, le flow de Stormzy lui permet de s’adapter à des instrumentales calibrées sur-mesure pour lui, bien souvent issues de la fine fleur de la production britannique (Fraser T. Smith, MJ Cole, Toddla T…). Ses collaborations sont elles aussi minutieusement choisies, et vont des poids lourds Ed Sheeran, Burna Boy ou Lily Allen aux plus méconnus Tiana Major9 ou Headie One. Parfois inattendus, ces featurings sont bien représentatifs de ce qu’est Stormzy, un artiste surprenant et terriblement diversifié. Tout se suit, mais rien ne se ressemble.

 

 

Faire du grime un pilier de la musique britannique

L’autre force de Stormzy, c’est son message. Ceux qui reprochent au rap de ne plus prendre position seront ravis avec le grime incisif du MC londonien. Ultra-politique, la plume de Stormzy écorche tous ceux qui ne lui plaisent pas. N’ayant pas froid aux yeux, il s’en est directement pris à Theresa May (alors Première ministre) sur la scène des Brits Awards 2018 en venant retirer ses prix. Seul sous le projecteur, imbibé d’une pluie dense et porté par une chorale qui n’est pas sans rappeler le Sunday Services Choir de Kanye West, Stormzy brise le tempo et commence son incrimination : « Yo, Theresa May, where’s that money for Grenfell ? What, you thought we just forgot about Grenfell ? You’re criminals ». Une punchline acide, faisant référence à l’incendie d’un immeuble de logements sociaux qui a fait 79 morts en plein Londres en 2017, envoyée pendant l’une des cérémonies les plus suivies de l’industrie musicale britannique. Voilà comment Stormzy fonctionne, et le gouvernement lui a même répondu ! L’actuel Premier ministre britannique Boris Johnson n’est pas en reste non plus puisque la punchline « fuck the Government and fuck Boris » est l’une des plus marquantes du hit Vossi Bop (certifié platine).

Au-delà de ses textes, Stormzy prend position publiquement en matière de politique. Il a ainsi estimé que le Royaume-Uni était « définitivement » raciste et que Boris Johnson avait empiré les choses en « disant ouvertement ces choses (racistes), il encourage la haine entre les gens » dans une interview accordée au journal italien La Repubblica. Stormzy ne veut pas devenir une figure de proue de la politique britannique, il se contente de dénoncer la vie dans les quartiers pauvres londoniens, le racisme d’une frange de la population et le délaissement des autorités publiques. Il a même donné son soutien à Jeremy Corbyn, le leader du parti travailliste britannique, pour les élections générales de 2019 (finalement remportées par le parti conservateur de Boris Johnson). Donner à ceux qui se sentent délaissés par le gouvernement du soutien, voilà ce que veut faire Stormzy par sa musique et par ses prises de position. Le rap au Royaume-Uni se politise ces dernières années, et l’influence de Stormzy sur ce phénomène n’est pas à prouver.

Prochaine étape : conquérir le monde

Alors, honnêtement, Stormzy n’est pas encore devenu une superstar mondiale. Il reste méconnu d’une grande partie du public hip hop en dehors du Royaume-Uni et ses succès commerciaux ne sont encore qu’annonciateurs d’un futur plus brillant. Car lorsqu’on voit la qualité du travail de Stormzy, sur tous les aspects de son rap, de la communication à l’écriture en passant par l’esthétique des clips, on ne peut que penser que bientôt il sera écouté partout aux États-Unis, au Canada, et peut-être même en France. Une reconnaissance internationale serait une belle revanche pour le grime, longtemps délaissé par l’industrie musicale occidentale. Celui qui a commencé le rap à 11 ans et qui a été (et est toujours) un immense fan de Jay Z a tout pour réussir. À 26 ans, il ne peut plus être considéré comme un rookie, mais il est encore loin d’être un vétéran. Si la scène rap – et grime – britannique sort de l’ombre dans les années à venir, ce sera certainement au moins en partie grâce à Stormzy. Baigné dans la culture rap, dénonciatrice et émaillée de clashs (comme en témoignent les diss tracks Disappointed et Still Disappointed adressés à Wiley), Stormzy a le hip hop britannique entre les mains. À lui d’en faire des merveilles.

Dorian Lacour