Les États-Unis ont peut-être perdu leur statut d’eldorado. Mais dans le monde de la musique, et du rap, ils restent l’objectif à atteindre par dessus tout. Nombreux sont les rappeurs qui disent – ou laissent entendre – qu’ils veulent se faire une place aux US. Pourtant, ceux qui réussissent le mieux à s’imposer sont les beatmakers. Rencontre avec trois producteurs francophones qui se sont fait un nom de l’autre côté de l’Atlantique.

Leurs parcours sont différents, mais la finalité est la même. Ozhora Miyagi, compositeur originaire de Liège, a collaboré avec Tory Lanez, A$AP Ferg ou encore Swae Lee. Ses disques de platine parlent pour lui, et même s’il dit lui-même avec beaucoup d’humilité ne « pas encore avoir de nom aux États-Unis », force est de constater qu’il est – très – bien implanté là-bas. Mofak est quant à lui un pionnier du funk à la française. Originaire de Marseille, à mi-chemin entre le studio et la scène, ce beatmaker français s’est fait un nom chez l’oncle Sam en collaborant notamment avec Snoop Dogg et The Game. Maitre du G-Funk, baigné depuis petit par les sonorités west coast, Mofak est un poids lourd de la production, pas encore reconnu à sa juste valeur en France. Tarik Azzouz est lauréat d’un Grammy Award depuis le 26 janvier dernier. Cela devrait suffire à montrer son importance sur la scène musicale américaine. Ce beatmaker d’Aulnay-sous-Bois, qui collabore avec le gratin du hip hop étasunien (DJ Khaled, Meek Mill, Lil Wayne, Eminem…), s’est fait un nom en lettres d’or de l’autre côté de l’Atlantique. Mais se faire un nom n’a pas été si simple.

 

Tarik Azzouz

Tarik Azzouz a bénéficié du soutien de Streetrunner, un producteur américain déjà bien installé qui a offert au français « un réseau qu’il a mis 10 ans à se créer ». Sur Blazetrack, un réseau social dédié au monde de la musique qui met en relation ses différents acteurs (artistes, producteurs, managers…) moyennant une participation financière (50$), les deux hommes se lient d’amitié. Fort du réseau qui s’ouvre à lui et de la « protection que lui offre (le nom de) Streetrunner », Tarik Azzouz réalise ses premiers placements aux États-Unis. Le premier d’entre eux était sur Street Chains de Lil Wayne. Pour Ozhora Miyagi, la connexion s’est faite par les réseaux sociaux. « J’envoyais des prods. aux rappeurs sur MySpace, Facebook […] Twitter puis Skype » se rappelle-t-il. C’est ainsi qu’il a envoyé à Tory Lanez le beat du hit « Diego » et qu’il a commencé à se faire un nom. Mofak s’est quant à lui rendu directement aux États-Unis et a d’abord placé pour des « rappeurs qui étaient affiliés à Snoop Dogg mais qui n’étaient pas trop connus », avant que ses sons ne viennent aux oreilles de Snoop. Par la suite, Dr. Dre a choisi un track du beatmaker marseillais pour l’ouverture de son émission The Pharmacy sur iTunes, lui donnant énormément de lumière. Une fois la première pierre placée, les placements se sont enchainés. Au travers de ces trois beatmakers de génie, nous essayons de comprendre l’industrie musicale américaine et pourquoi il est si difficile pour un étranger de s’y faire une place.

Mofak & Battlecat

« En France on regarde la tendance alors que l’américain a tendance à se différencier »

C’est ce qui saute en premier aux yeux. Le système américain est diamétralement opposé au système français. Même si les différences tendent à se gommer avec le temps, elles persistent. « C’est moins le cas aujourd’hui, mais à un moment chaque compositeur avait sa propre patte, le fait […] qu’on ne suive pas tous le son du moment » est, selon Ozhora Miyagi, ce qui rend le milieu de la production américaine plus compliqué à aborder. Les beatmakers doivent donc, encore plus qu’en France « trouver leur propre truc, ce qui est censé les définir » ajoute Ozhora. Toutefois les trois beatmakers que nous avons interrogés s’accordent pour dire que le milieu de la production français rattrape – assez largement – son retard sur ce point. La scène hip hop américaine est beaucoup plus vaste que la scène française, et cela représente une autre difficulté pour un producteur voulant s’exporter. « C’est beaucoup plus vaste, en France tu te fais un réseau plus rapidement. Aux États-Unis c’est plus compliqué de toucher toutes les personnes que tu veux » confirme Tarik Azzouz.

 

Ozhora Miyagi

Pourtant, le champ des possibles est bien plus grand aux États-Unis. Pour Mofak, « tu peux plus facilement être placé avec des noms » qu’en France, simplement parce que les rappeurs – plus nombreux – sont très demandeurs. La mentalité américaine (qui tend à s’importer en France depuis quelques années) pousse les rappeurs à rechercher ce qui se fait de mieux en terme de beatmaking. S’ils fonctionnent à l’affect, ils n’hésitent pas à changer d’équipe régulièrement pour proposer du renouveau musical. Pour Mofak, « tout le monde peut prendre un billet et demander une session, mais il faut avoir du contenu », et même « quand les portes sont ouvertes il faut toujours faire de la qualité, c’est essentiel » ajoute Tarik Azzouz. En résumé, la scène américaine est peut-être plus vaste mais il est plus simple de s’y faire un nom, au prix d’un travail quotidien et de beaucoup d’implication. Pourtant, cette place au soleil n’est en rien garantie. « C’est pas parce que tu places un Jay Z que derrière t’as un travail garanti […] ils vont mettre plus de respect sur ton nom mais ça ne garantit rien » assure Tarik Azzouz. « Les américains marchent au coup de cœur, […] y a moins de fidélité » ajoute Mofak. Moins de fidélité, voilà qui en dit beaucoup sur le milieu américain. C’est plus froid, plus mécanique. On produit à la chaine, on a un coup de cœur, puis on passe à autre chose. L’important c’est de faire de l’argent. Plus que tout.

Tarik Azzouz

Cash rules everything around me

L’industrie musicale. Cette simple appellation veut tout dire. Aux États-Unis, le rap est pensé comme un business. Les majors contrôlent tout, et ils ont pour seul but d’être rentables. Des artistes sont propulsés sur le devant de la scène pour la simple et unique raison qu’ils sont bankables. Method Man le regrettait déjà en 1994 dans ce qui s’avère être l’un des plus grands refrains de l’histoire du rap. Rien n’a changé. « Bien sûr (que ça dégoûte), surtout pour un jeune » juge Mofak. Tarik Azzouz s’est fait un nom, pourtant il reste loin du milieu américain, un milieu qui broie les hommes. « J’essaye de rester en dehors du sytème, de l’industrie. J’essaye de rester dans ma vie normale, tu peux vite devenir fou » nous confie-t-il. L’argent est au cœur de tout, quite à ce que la passion de la musique passe au second plan parfois. C’est d’ailleurs ce qui permet aux beatmakers français de se faire une place. Comme en témoigne Mofak, « nous on a une oreille un peu française de la musique, ça change des américains ». Cette oreille française a été la clé du succès de certains producteurs, mais elle a aussi barré la route à nombre d’entre eux.

Mofak

Se démarquer par une approche différente de la musique permet de faire son trou aux États-Unis, mais pour rester en place il faut adopter les valeurs américaines. Ainsi, les beatmakers que nous avons interviewé ont tous une envie de se surpasser. Pour Ozhora Miyagi, bien qu’il n’accorde plus grande importance à la cérémonie, l’objectif est de « gagner le Grammy, je me suis toujours dit que si je le gagnais j’arrêtais la musique ». Même s’il l’a dit sur le ton de la plaisanterie, cela montre une réelle ambition. Les Grammy Awards, récompenses suprêmes pour un musicien, sont forcément dans un coin de la tête des compositeurs européens qui s’expatrient. Et pour ceux qui ont déjà eu la chance de remporter un Grammy ? « J’en veux encore cinq ! Si je deviens blasé j’arrêterai, mais c’est pas le cas du tout » s’exclame Tarik Azzouz. Une avidité de réussite transparaît, et c’est essentiel pour se maintenir à flot dans un milieu aussi concurrentiel. Mofak souffre peut-être du mal du pays, car pour lui l’objectif immédiat se trouve en France. Il va sortir My Town fin mars, un album qui lui a pris un an et demi de travail et qui s’appelle ainsi « parce qu’on m’a souvent reproché de pas représenter ma ville » rit-il. Fier de représenter Marseille et d’organiser une tournée à travers la France, il tourne un peu le dos aux États-Unis, mais certainement pas pour longtemps.

Un placement ? Entre 5 000 et 15 000$

Pour faire de l’argent avec sa musique, l’essentiel est d’en conserver les droits. Même lors d’une collaboration avec un poids lourd du rap américain, les beatmakers que nous avons interrogés s’assurent de toujours conserver les droits de leurs prods. « Je garde toujours mes droits, je me le suis promis » assure Mofak, « on garde nos droits, on garde nos droits » confirme Tarik Azzouz. Si vendre le fruit de son travail peut sembler être une bonne idée, conserver les pleins droits de ses productions revient à toucher des royalties ad vitam æternam. Ainsi, dès que la musique sera jouée en radio, en télé ou streamée, le beatmaker touchera un pourcentage des revenus générés. « C’est comme une rente » décrit Tarik Azzouz. Ce pourcentage est normalement défini par un contrat signé entre l’artiste et le compositeur. Un modèle économique bien plus viable, qui peut permettre à certains producteurs de devenir multimillionnaires (on pense à Dr Dre ou à Rick Rubin). « Franchement je savais pas qu’on pouvait vendre ses droits, ça ne m’est jamais arrivé » nous lance même Ozhora Miyagi, hilare.

 

 

Il faut aussi comprendre que chaque placement ne rapportera pas la même somme. Tarik Azzouz estime que pour un album, en moyenne, un beatmaker peut toucher entre 10 et 15 000 dollars, « 5 000 quand c’est des plus petits projets » ajoute-t-il. Pour ce qui est des singles, tout est variable, et cela dépend réellement du succès que va rencontrer le son. « Il y a une grosse différence si tu fais un morceau d’album lambda et si tu fais un God’s Plan » confirme Tarik Azzouz. Une différence qu’on estime à plusieurs milliers de dollars. Le but de tout beatmaker aux États-Unis est de placer sur ce qui deviendra un hit planétaire, « dans le sens où si t’as fait un super gros hit et que ton nom y est associé tout le monde va venir te contacter » assure Ozhora Miyagi. Le hit qui se classera #1 au Billboard est donc ce qui se rapproche le plus du rêve pour un beatmaker. Et Tarik Azzouz de confirmer, « j’ai pas eu un #1 au Billboard encore » lorsqu’on lui demande s’il lui reste des objectifs à atteindre. Il peut aussi être judicieux pour un beatmaker de placer pour un artiste encore underground, pour Ozhora Miyagi « c’est mieux de placer sur les upcomings, regarde (celui qui a repéré) Lil Nas X, il ne fera sûrement pas un autre Old Town Road ». Peu importe la manière, l’important est d’avoir un hit, synonyme de rentrées d’argent colossales mais également d’un nombre inespéré de demandes de collaborations.

Toujours un œil dans le rétro

S’exporter ne veut pas dire oublier d’où l’on vient. Bien au contraire. Si Ozhora Miyagi place essentiellement aux États-Unis, il reste très attaché à la scène belge où il collabore avec de nombreux artistes (Isha, Kobo, Caballero & JeanJass…). De son propre aveux, il préfère travailler au contact de l’artiste. « Fatalement moi j’ai pas le choix puisque je suis pas aux États-Unis, mais le problème c’est que t’as pas le mood de l’artiste, alors tu envoies ce qui te semble être bon pour lui […] mais c’est mieux d’être en face à face » nous dit-il. Même son de cloche chez les beatmakers français, « j’essaye d’écouter toutes les grosses sorties, même celles des producteurs qui marchent pas encore beaucoup […] j’en connais énormément » confirme Tarik Azzouz. « Faut pas être perdu, j’ai pas envie d’être le puriste qui a oublié de prendre le train en marche » abonde Mofak. Savoir garder contact avec ce qui se fait sur la scène francophone semble essentiel pour les producteurs. Certainement parce que cette dernière pullule de talent et n’a plus grand chose à envier à ce qui se fait outre-Atlantique. De plus, le marché français est moins industriel que le marché américain, ça doit être une réelle bouffée d’air frais pour les compositeurs qui travaillent principalement avec les américains.

Tarik Azzouz

En revanche, écouter beaucoup de musique ne semble pas être indispensable pour être un bon beatmaker. Divers arguments sont avancés pour justifier cela, mais l’un des plus pertinents nous est fourni par Mofak. « Non je le fais pas ça, parce que si tu le fais inconsciemment t’es influencé » nous dit-il lorsqu’on lui demande s’il écoute énormément de musique. Pour garder sa patte et éviter que son inconscient ne lui joue des tours en calquant des mélodies d’autres compositeurs, le marseillais préfère n’écouter que « des trucs anciens et des références inconnues ». Parce qu’après tout « c’est humain, on va aimer quelque chose donc on va le reproduire, je préfère vraiment faire mon truc » comme il le dit si bien. Tarik Azzouz admet écouter quasiment tout ce qui sort dans le rap, mais il se limite à ça et « en dehors c’est juste pour chercher des samples » glisse-t-il. Pour Ozhora Miyagi, « avoir une culture musicale c’est super important, c’est la clé pour un compositeur », mais écouter toutes les sorties n’est pas nécessaire. On peut parler d’une écoute ciblée et quasi-scientifique de la musique. Pour renforcer leur propre univers, les beatmakers ne passent pas leur temps à écouter ce que les autres font. Être unique, voilà ce qu’il faut.

Ozhora Miyagi

Et en France, ça se passe comment ?

Nul n’est prophète en son pays, comme le dit l’adage. Si les beatmakers prennent de plus en plus de place aux États-Unis et que certains sont presque l’équivalent des artistes pour qui ils placent, la France reste en retard. Divers médias tentent de redorer le blason des producteurs ces dernières années, et quelques uns ont acquis une certaine notoriété en France. Pourtant, ni Tarik Azzouz, ni Ozhora Miyagi, ni Mofak ne sont les premiers noms qui viennent aux lèvres d’un auditeur de rap quand on lui demande de parler de beatmakers. Fort heureusement, le milieu musical français sait très bien qui ils sont et ce qu’ils ont accompli. « En France, sur dix rappeurs, sept ou huit vont dire ‘ouais on connait Ozhora Miyagi’ » nous confie le compositeur liégeois. Ils ont réussi à se faire un nom dans le pays où la concurrence est la plus rude, là où beaucoup se sont brûlé les ailes. Le travail (en moyenne 65h par semaine !) et la passion les ont conduit où ils en sont aujourd’hui. Car si la musique est ce qui leur permet de « remplir le frigo » comme le dirait Ozhora Miyagi, elle reste avant tout une passion. Ils ont adopté certains codes américains, mais pas le mercantilisme, et on peut les en féliciter.

Fort de son Grammy Award obtenu pour le titre Higher de DJ Khaled, en featuring avec John Legend et le regretté Nispey Hussle, Tarik Azzouz ne compte pas prendre de vacances. Il a récemment placé sur l’album Funeral de Lil Wayne (#1 au Billboard 200 à l’heure où nous écrivons ces lignes) et on devrait bientôt le retrouver aux côtés de 2 Chainz, Cyhi the Prince ou encore Sofiane. Ozhora Miyagi reste toujours discret, mais celui qui avait pour habitude de « balancer des clés USB (sur scène) quand les artistes venaient en concert » devrait bientôt apparaitre sur le premier album solo de Swae Lee. Un projet sur lequel nous n’avons pour l’instant que très peu d’informations mais qui s’annonce comme un temps fort de l’année rap US. Comme nous l’avons dit plus tôt, Mofak prépare quant à lui « un album carrément funk mais qui peut vraiment plaire aux gens » intitulé My Town et qui devrait paraitre fin mars. Pas de repos pour les braves.